Quand on est «vieille»



Quand on est « vieille » on devrait renoncer 
on devrait se couper aussi ras que possible 
signe du désespoir et signe de la honte
les cheveux et les cils et s’habiller en noir
faire oublier son corps cet ennemi têtu
qui toujours vous trahit
pour bien marquer le coup
affirmer « c’est fini on n’y reviendra pas »
ou plutôt c’est fini on ne m’y prendra plus

Quand on est « vieille » on devrait renoncer 
à tout plaisir sensuel oublier son vagin 
tout à coup étranger et si peu amical 
et si peu accueillant faute de trop attendre
alors qu’il suffirait d’un désir dominé 
de l’autre et de soi-même
et d’un peu de patience 
pour retrouver le jouir au plus profond de soi
avec un clitoris en amour symbiotique 
et partager ce cri au même instant magique
on devrait pouvoir fendre les mers de l’oubli 
l’autre vous emmenant au plus loin de vous-même 

Quand on est « vieille » on devrait renoncer 
aux baisers interdits si patients si aimants 
car un sexe est si doux aux lèvres amoureuses
preuves d’un amour fou d’une tendresse immense 
on devrait renoncer au scandale absolu 
de la pénétration de nos entrées obscures
aux plaisirs inavoués l’accès à l’infini

Quand on est « vieille » on devrait écouter 
l’oracle de la fin :
« il vous faut renoncer à aimer à jamais »
et voilà ; c’est ce glas 
qui fracasse le corps et annule notre âme
quelques mots obsédants qui nous rendent caduques

Oui mais quand on est « vieille »
il nous reste d’aimer 
avec un amour pur détaché d’espérance
souhaiter sincèrement tout le bonheur possible
à l’autre qui montrait le chemin de la vie
quand tout semblait possible à l’amour balbutiant
mais ce n'était qu'un rêve
l’autre est devenu fou
fou d’amour de désir 
et son être total assiégé désormais 
gicle de tout son corps d’un amour juvénile
imprévu donc précieux à l’homme vieillissant

Oui mais quand on est « vieille »
la femme en nous apprend à savoir l’accepter 
et vouloir « leur bonheur » en oubliant le nôtre
la bataille est perdue et n’a pas raison d’être
on n’a plus aucune arme juste un peu de talent 
juste un peu d’émotion et ce trop plein d’amour 
si douloureux toujours avorté disloqué 
et parfois ridicule
pensez donc à notre âge vouloir encore aimer !

Alors quand on est « vieille »
il faut donc à l’instant
renoncer à l’amour sous peine d’en mourir 
combat trop inégal et trop imprévisible
et surtout gorge ouverte à son propre poignard
se préparer à vivre en dehors de soi-même
puis le corps est nié et le cœur calciné

Pourtant quand on est « vieille »
et qu’on aime vraiment on peut accepter tout
tout en désespérant
il faut oui il faut à tout prix
conserver la fusion préserver l’essentiel
avec la connivence et la complicité
un amour pour la vie qui ne dit pas son nom
mais il faut oublier les caresses si folles 
la douceur de nos peaux de nos corps du passé 
oublier les sourires et les regards complices
où le désir exulte 

Pourtant quand on est « vieille » 
le corps peut encore tout 
le plaisir exploser 
et le cri éclater dans l’espace étonné
encore faut-il oser. 
tant d’hommes n’osent pas
et tant de femmes ont peur…

Mais oui quand on est « vieille »
on peut aussi vouloir ne pas mourir à soi 
ne pas mourir à l’autre 
il n’est pas l’étranger car il sera toujours
cette part de soi cette moitié d’orange 
retrouvée par miracle 
sublime et impossible
dont il faudra hélas effacer l’obsession 
si l’on est submergé par son jus explosé
une lame de fond au-dedans de laquelle
on voudrait s’engloutir
mais le rivage est là amical et si sec…

Alors quand on est « vieille »
il faut ouvrir les yeux
la vie s’en va elle rit 
nous perdons nos amis 
et toi tu vas mourir 
et elle aussi mourra
et vos enfants mourront 
et c’est la vie « normale »
et ce bonheur tranquille
que nous n’aurons pas eu 
parce que j’étais trop vieille 
on est toujours « trop vieille »
ne pas porter le flanc aux regrets taraudants
cela ne sert à rien car la vie est ailleurs

Quand on est « vieille »
il reste pour seuls rêves
nos enfants les poèmes
nos enfants les images 
des sons et des vertiges 
tant de moments sacrés partagés pour jamais
les enfants véritables auront si peu de vie
mais nos images à nous mais nos poèmes à nous 
mais nos vertiges à nous
seront pérennité inéluctable et tendre
dérisoire consolation
qui aide à essuyer mes larmes

Alors quand on est « vieille »
on peut aussi le dire à tous et à nous-même 
l’amour-confiserie est réservé à ceux 
qui ont pour vrai bonheur leurs vraies dents d’origine
jaillissement du cœur et geyser du champagne
délice doux amer d’une écorce d’orange 
des saveurs si multiples aux goûts contradictoires 
nourrissent cet amour qui restera nuage
et voguera en moi jusqu’au ciel de ma mort

Je sais bien je suis « vieille »
mais pas de mort pour nous 
pas moi pas toi pas nous pas notre œuvre commune
je crierai jusqu’au bout et je serai vivante
la fraîcheur n’est pas tout et elle ne peut pas tout
la vieillesse a sa place.
quand elle ne l’aura plus elle saura disparaître 
panache et désespoir seront liés pour jamais!
et puis on peut aimer pour enfin en mourir
dans une offrande ultime
car tout était possible 
et rien ne l’a été
mais l’amour est multiple et ces vers éternels
quelle plus belle preuve à donner sans le dire…